vendredi 2 mai 2014

Moncef Bey - Le Nichan damné, la décoration des nazis.

Article mis à jour le 25.6. 2015

Pour rendre hommage au Bey du peuple destitué injustement le 14 mai 1943, ARTmédina-tounes remet en ligne l’article publié le 2 mai 2014, avec mise à jour, et dédié à Moncef Bey à l’occasion du mois du patrimoine. 

Sommaire

Le Nichan damné
Moncef Bey le nationaliste, le protecteur des juifs
Les ordres de décoration des Beys Husseinites
La sauvegarde du patrimoine beylical

Le Nichan damné


Fig.01.Ordre de décoration du «Nichan El Iftikhar» de Moncef Bey-
(Réf. ARTmédina-tounes; CL8 - Nich4 - Diam.4.5 cm; 23 g - Vue de face).


En signant l’ordre de décoration du Nichan El Iftikhar attribué aux officiers nazis, Moncef Bey ne savait pas qu’il venait de signer l’acte de sa destitution du 14 Mai 1943.


Fig.02.Mohamed Al Moncef Bey - Bey de Tunisie du 19.juin 1942 au 14 mai 1943.

Moncef Bey n’a pas eu assez de vision diplomatique pour ne pas succomber au piège du Nichan damné, comme le laissent supposer certains. Pourquoi pas, tout simplement, un acte délibéré, fortement réfléchi par un Bey occulte, pour montrer sa sympathie pour les allemands, d’ailleurs comme beaucoup de tunisiens au cours de cette deuxième guerre mondiale, qui voulaient plutôt signifier leur mécontentement au protectorat français et non pas partager les thèses nazies.

Mais aux yeux de l’Histoire, le fait de signer la décoration des officiers nazis a été en contradiction avec sa position de neutralité vis à vis du conflit entre les Alliés et l’Axe fasciste. Pire encore, cela laisse planer la sympathie pour le camp nazi. Erreur fatale non commise par un certain Habib Bourguiba qui, de sa prison à Saint Nicolas en France, a pris position officielle pour le camp des Alliés.


Fig.03.Ordre de décoration du «Nichan El Iftikhar» de Moncef Bey – (Réf.ARTmédina-tounes; CL8 - Nich4- vue de revers).


Une signature de décoration fatidique qui sèmera toujours le doute sur le bey du peuple. On aurait voulu croire à une machination de décoration ou même à l’inexistence de son Nichan damné. Mais la réalité historique est brutale car l’ordre de décoration a été signé et le fameux Nichan EL Iftikhar de Moncef Bey existe bel et bien, dont voici un rare exemplaire de la collection privée d’ARTmédina-tounes.


Fig.04.Ordre de décoration du «Nichan El Iftikhar» de Moncef Bey- Partie centrale émaillée en vert et sur laquelle est gravée en arabe le nom de Mohamed Al Moncef Bey - (Réf. ARTmédina-tounes; CL8 - Nich4 - Vue du centre).

Moncef Bey le nationaliste, le protecteur des juifs

Mohamed Al Moncef Bey ne régnera sur la Tunisie que l’intervalle de 11 mois, plus exactement du 19 juin 1942 jusqu’à sa destitution le 14 Mai 1943. Son successeur désigné, Mohamed Lamine Bey, montera sur le trône le 15 Mai 1943.
Destitué puis déporté, Moncef Bey finira par abdiquer officiellement le 08 juillet 1943 suite aux dures conditions de sa détention dans le désert algérien à Laghouat. Il sera transféré à Tenes, petite ville côtière du nord de l’Algérie où il passera son premier exil jusqu’au 17 octobre1945. Le deuxième exil, celui de la mort, il le passera en résidence surveillée à Pau en France où il succombera le 01 septembre 1948.

La période de son court règne coïncidera avec les événements de la deuxième guerre mondiale et l’installation des troupes allemandes en Tunisie durant six mois, de novembre 1942 à mai 1943.

Il dira un non catégorique officiel à la demande Allemande de s’aligner avec l’Axe nazi. De même qu’il déclinera la demande de ROOSEVELT pour le «laisser passer» des troupes alliées, en optant pour la position de neutralité et ce, pour ne pas s’exposer à une réaction violente du protectorat Vichyste et des forces de l’Axe déjà à Tunis.

La législation anti-juive promulguée par le gouvernement français de Vichy ayant été adoptée en Tunisie par son prédécesseur Ahmed 2 Bey, ne sera pas appliquée par Moncef Bey qui, lors de la cérémonie de son intronisation, déclarera à ses invités juifs: «vous êtes mes fils, au même titre que les musulmans».
Il refusa également d’apposer son sceau sur le projet de décret Vichyste imposant aux juifs le port de l’étoile jaune. Le deuxième projet de décret qu’il refusera a trait au travail obligatoire pour le compte des forces de l’Axe. Il n’apposera pas également son sceau sur le projet d’exclusion des juifs des organismes économiques du pays. Bien entendu, le résident général de France Vichyste en Tunisie, l’Amiral Esteva, et le chef des troupes Allemandes Rudolph Rahn, passeront outre les refus successifs de Moncef Bey. Les camps de travail obligatoire seront remplis par les juifs raflés et les juifs obligés suite au chantage nazi. Et si les troupes alliées n’étaient pas arrivés à temps pour reconquérir Tunis en Mai 1943, le programme de déportation de juifs tunisiens vers les camps d’extermination aurait été vraisemblablement appliqué.

Moncef BEY, malgré son maigre pouvoir, n’hésitait pas à intervenir pour soulager les tunisiens juifs des exactions franco-germano-italiennes. Comme cela a été le cas pour libérer les cinq dirigeants du Conseil de la communauté juive arrêtés par les Allemands dès leur arrivée à Tunis.
Mais alors, pourquoi les juifs lui ont-ils craché dessus devant la résidence de France lors de son arrestation, la veille de sa destitution? S’agit-il vraiment d’un coup monté pour l’humilier publiquement sur la base de l’accusation de collaborateur nazi?

L’Avenir politique de Moncef Bey a ainsi basculé le jour où, sur ordre du résident général Esteva, il a décoré de ses mains le colonel français Sarton Du Jonchay et ses officiers entraînés à Tunis, qui se sont battus aux côtés des forces de l’Axe. Le Nichan damné a encore souillé Moncef Bey lorsque malgré un premier refus, il a fini par succomber à la deuxième demande d’Esteva en signant l’ordre de décoration d’une quarantaine d’officiers Allemands et Italiens.

Mais le véritable motif qui a poussé les français à se débarrasser de Moncef Bey a été sa politique nationaliste, sa personnalité indépendante et son immense popularité.

Le lendemain de son intronisation, il commence par supprimer le baise- main, en bousculant tout le protocole trois fois centenaires des Husseinites. Plus encore, il demande à être inhumé au cimetière d’El Jellaz; tout près de son peuple, disait-il, et non pas à la Tourbet familiale des Beys Husseinites.

Faisant siennes les thèses nationalistes, il adresse au Maréchal Petain un mémorandum sur les revendications tunisiennes: large pouvoir législatif, accès à tous les emplois publics, traitement et salaires égaux entre tunisiens et français, accès à l’instruction avec enseignement de la langue arabe au même titre que la langue française, abrogation du décret de 1898 sur les terres Habous, acquisition de terres domaniales, nationalisation des entreprises stratégiques…

Sans consulter l’Amiral Esteva, le résident général de France, il forme un nouveau gouvernement le 01 janvier 1943. En nommant comme premier ministre, Mhammed CHNIK, un diplomate libéral chevronné, sensible au miracle économique américain. Et surtout, en faisant participer les deux tendances du Destour en les personnalités de Mahmoud El Materi et Salah Farhat. En quelque sorte, un gouvernement de salut national avant la lettre. Ce qui est forcément de très mauvaise plaisanterie pour le protectorat français.

En plus, la France n’a jamais oublié son influence anti française sur son père le Bey Mohamed Ennaceur, au long règne de 1906 à 1922, le poussant au soutien des nationalistes du Destour. Le poussant même à l’abdication, provoquant ainsi un vaste mouvement populaire.Un acte de rébellion unique dans l’histoire des beys Husseinites sous le protectorat. La réaction française sera très violente et Mohamed Ennaceur Bey fera marche arrière tout en récoltant la «bastonnade» de sa vie qui finira très vite par l’emporter d’humiliation, d’impuissance et de chagrin et ce, à la désolation rancunière de son jeune fils Moncef, le futur Bey, âgé alors d’une quarantaine d’années.

Fig.05.Portrait jeune de Moncef Bey.

Récidiviste vingt ans plus tard, il fallait donc se débarrasser coûte que coûte de Moncef Bey et au plus vite. L’occasion était trop belle pour ne pas la rater. Aux yeux des forces alliées et du monde anti nazi, il n’y avait pas mieux comme argumentation pour sa destitution que cette grave erreur de la décoration d’officiers fascistes.

Ainsi donc, le Nichan El Iftikhar, l’ordre prestigieux des Beys Husseinites, a été pour Moncef Bey, le Nichan damné.


Les ordres de décoration des Beys Husseinites


L'ordre de décoration beylicale du Nichan El Iftikhar a été créé pour la première fois par le bey Mustapha (1835-1837) pour récompenser aussi bien les militaires que les civils, les tunisiens et les étrangers.



  Fig.06. Nichan El Iftikhar de Mustapha Bey (1835 -1837) -  Or et diamant - Le nom du Bey «MUSTAPHA» est écrit en arabe au centre du Nichan.

Son fils Ahmed 1er Bey (1837-1855) le réorganisera en plusieurs classes prenant exemple sur l’ordre de la légion française (Grand cordon, Grand officier, Commandeur, Officier, Chevaliers…).


Fig.07. Nichan El Iftikhar d’Ahmed 1er BEY (1837 -1855) - Or et diamant. Le nom du Bey «AHMED» est écrit en arabe au centre du Nichan.


En plus de la réorganisation du Nichan El Iftikhar crée par son père, Ahmed 1er Bey créera un deuxième ordre d’une seule classe: le Nichan Addam attribué uniquement aux princes et aux princesses de la famille beylicale et aux royautés étrangères.


Fig.08. Ahmed 1er Bey (1837 -1855)- Nichan Addam en or et diamant attribué à la famille beylicale et aux royautés étrangères.


Conçu au départ en or et pierres précieuses, le Nichan El Iftikhar constituait véritablement un bijou de grande valeur. Très vite, avec le règne de Mohamed Essadok Bey (1859 -1882), on voit apparaitre une nouvelle conception en métal d’argent à facettes diamantaires et émail. Une conception moins ruineuse pour l’Etat, déjà en graves difficultés financières qui le mènera au statut de protectorat en 1881.


Fig.09.Mohamed Essadok Bey (1859 -1882)- Nichan El Iftikhar en argent et émail. Le nom du Bey «Mohamed Essadok»est écrit en arabe au centre du Nichan.


A l’occasion de la commémoration du «pacte fondamental» promulgué par son prédécesseur, Mohamed Essadok Bey créera un troisième ordre de décoration beylicale: le Nichan Ahd Al Aman, de classe unique, serti de pierres précieuses et arborant les armoiries beylicales.


Fig.10.Nichan Ahd Al Aman - Mohamed Lamine Bey (1943 -1957) -. Le nom du Bey est écrit en arabe au carré central avec indication de l’année 1363 de l’Hégire(1944).


Le dernier ordre de décoration beylicale sera le Nichan Al Istiqlal, créé en 1956 à l’occasion de l’indépendance de la Tunisie par Mohamed Lamine Bey, premier roi du royaume indépendant de Tunisie.


Fig.11.Nichan Al Istiqlel (Ordre de l’indépendance) créé en 1956 – (Réf. ARTmédina-tounes; CL8bis Nich3; Diam.5 cm; 34g).

Les ordres beylicaux seront abolis par H.Bourguiba à l’occasion de la proclamation de la république tunisienne en 1957, sauf pour le Nichan Al Istiqlel qui demeurera en vigueur jusqu’en 1959 date à laquelle il sera remplacé par l’ordre de la république.

La sauvegarde du patrimoine beylical

Tous ces Nichans nous ramènent à se poser la question sur le patrimoine beylical de la Tunisie et sa sauvegarde. Car, il m’a été plus facile de retrouver les objets des Beys de Tunisie sur internet que dans les vitrines de musés.

Que dire alors des palais et des monuments Husseinites?
Le constat est désolant car, la plupart, pour ne pas dire l’ensemble, sont tombés en ruine depuis l’instauration de la république de 1957. Le patrimoine beylical trois fois centenaire de la Tunisie a été dérobé à la mémoire des tunisiens. De façon réfléchie? Aux historiens de le dire. A la nouvelle république de sauvegarder ce qui peut l’être. Car, ne l’oublions pas, la grandeur d’un pays repose sur son passé. A lui seul, le palais de Versailles fait la grandeur de la France d’aujourd’hui et la fait bénéficier des toutes premières recettes touristiques.
Notre palais Beylical à la Versailles pourrait correspondre à celui de la Mohammedia conçu par Ahmed 1 Bey, le premier Bey Husseinite à visiter la France suite à l’invitation mémorable et historique de Louis Philippe .Le palais de la Mohammedia a été dénommé au nom du successeur d’Ahmed 1Bey, décédé avant de pouvoir le terminer.


Fig.12.Ahmed 1 Bey (1837-1855) - Palais de la Mohammedia en1878.

Ébloui par la magnificence du palais du roi soleil, construit en banlieue parisienne, et ses majestueuses fontaines de haute technologie hydraulique, Ahmed 1Bey a également conçu son palais en banlieue, celle de la Mohammedia, et près des sources d’eau, celles de la Medjerda.


Tous les patrimoines de l’Etat font partie de la mémoire nationale et il est du devoir de l’Etat démocratique qui se respecte de les sauvegarder. De dresser leur inventaire et leur historique. De planifier leur restauration et de les faire entrer dans le circuit économique culturel.

Alors, même si la situation actuelle de sauvegarde du patrimoine beylical est désastreuse et même si, à titre d’exemple, le palais de la Mohammadia ou celui de la Marsa d’Ahmed II Bey sont tombés en ruine et vidés de leurs riches mobiliers et objets d’arts, la sauvegarde est toujours possible.
Aux musées nationaux de planifier pour enrichir régulièrement leur collection par l’achat des objets historiques qui se vendent sur le marché interne ou à l’international comme le font les plus grands musées de part le monde, dans le respect de la propriété privée.
Tout est question de volonté politique, de planification ordonnée et de budget. Une stratégie de sauvegarde pour l’ensemble du patrimoine culturel multiethnique de la Tunisie. Une stratégie économique rentable.

Et le patrimoine du Bey du peuple, qu’en reste t-il ?

Le palais Moncef Bey de Hamam Lif est squatté, en abandon. Les mobiliers, les tableaux et les objets d’arts départagés sans traces nulle part. Des monnaies à son nom introuvables, même pas dans les musées…Un coup de chance ou un hasard heureux pour que je puisse posséder le Nichan El Iftikhar du Bey du peuple que je prédestine comme la pièce phare de ma galerie d’exposition «ARTmédina –tounes» pour la promotion du patrimoine culturel multiethnique de la Tunisie.

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